CHAPITRE XVIII
Chroniques mytanes (extraits).
« Les données », d'Ikhan En Sue.
Avant l'autonomie, le territoire de Saraz était subdivisé en cinq régions soumises à l'autorité du lorpal :
— Tann-Tori, au nord, la plus peuplée.
— Wist-Saraz, au nord-ouest, la plus petite.
— Med Sa-Bann, au centre-est, que l'on traversait sans s'arrêter, malgré sa richesse agricole.
— Lagun, au centre-ouest, qui contrôlait tout le bassin de la pseudo-mer intérieure.
— Sal-la Danid, plein sud, de loin la plus grande et la moins peuplée.
Dès l'indépendance, le continent fut morcelé de cent petits lorpals rattachés aux cinq régions, qui devinrent des cantons appelés « zenalis » administrés par les anciens lorpals devenus zenals. Les premiers d'entre eux furent : Rag zenal em Trigan (ex-Tann-Tori, en tant que région), Nend zenal em Wistorn, Ajina zenal em Med Sa-Bann, Lyd zenal em Lagun et Rib zenal em Suthland. Très vite, le Suthland fut officieusement rebaptisé None-land, même par le Conseil de Chasse.
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Audh voulait voir Rib avant de quitter Saraz, et elle le lui avait « pensé » plusieurs fois, mais le myste ne se manifestait pas et la journée puis la soirée étaient passées. Au milieu de la nuit, quelqu'un gratta à la porte du dortoir et elle se précipita, supposant que c'était lui. C'était Path Oupatou Patj, Siha Asiha Saïh et leurs ksins. Path lui accorda un sourire, Siha une grimace qui se voulait chaleureuse. Elle cachait quelque chose sous sa cape, quelque chose d'assez gros à en juger par le renflement parfaitement inesthétique qui débordait de sa taille. Les deux ksins s'imposèrent d'emblée, allant se coucher près de Min'.
Fyrh ne dormait pas, il n'avait pas dormi depuis la mort de Tag', mais personne n'eût pu prétendre qu'il était éveillé. Lodh marmonna et se leva, le visage sévère. Lui savait de quoi il retournait. Ryline était déjà derrière Audham, la main sur la crosse de la dardelle, méfiante. Siha s'adressa à elle.
— Laisse-nous, ordonna-t-elle. (Puis elle se ravisa :) S'il te plaît.
Ryline interrogea Audh du regard, attendit son assentiment et permit aux illes d'entrer complètement avant de sortir.
— Reviens dans une heure, sourit Audham.
La none acquiesça d'un hochement de tête et Path referma la porte sur elle.
Siha traversa la pièce avant de poser sur la table le ballot qu'elle dissimulait sous ses vêtements. Le ballot, poilu à souhait, s'ébroua un peu et entreprit de se lécher les pattes avant. Il était à peine plus gros qu'un chat thalien, arborait un duvet vaporeux et tigré, se moquait éperdument du monde autour de lui et se nettoyait avec un manque évident de savoir-faire.
— Elle a trois mois et s'appelle Liet'. Si tu es capable de l'aimer, ce sera ton ksin. (Siha parlait à Audh, et Audh était interdite.) Mais je ne sais pas si c'est réellement un ksin. En langage commun, on peut dire qu'elle est « tarée » ; ou, si l'on veut tourner ça autrement, Liet' est un accident génétique comme on en voit rarement.
Voilà ce que Siha Asiha Saïh faisait à Tann-Tori ! « Il faudra quand même un jour que je lui foute une tarte ! se dit Audham. Elle est vraiment infecte. » Rib devait bien rire ! Non, Rib devait être tout ouïe, tous ses sens psioniques en éveil, prêt à intercepter l'éventuelle jonction ille-ksin.
— Explique-lui correctement, intervint Path avec un brin d'énervement.
— Liet' est une mutante régressive, commença Siha, après avoir lancé son plus mauvais regard à Path. Plus petite et moins puissante que les ksins ne le sont depuis des dizaines de générations, à âge égal, elle paraît plus intelligente que ne l'ont été Sen' ou Min'. Mais ce n'est qu'une apparence. Elle évolue simplement plus vite vers une maturité restreinte. Plus grave, elle n'est pas tout à fait en phase avec l'empathie de l'espèce : les autres la perçoivent mal et elle ne semble rien percevoir d'eux. En outre, elle est incapable de maintenir une télésympathie exclusive avec l'un d'entre nous, ses facultés psioniques se dispersent au gré de son attention. Seulement ses carences sont ton unique chance de t'attacher un protecteur psi. Aucun autre ksin ne pourrait se lier à toi.
— En ce sens, elle sera aussi efficace que ses semblables…, enchaîna Path sur un ton nettement moins méprisant, si tu parviens à maîtriser son énergie brouillonne. Un ille le ferait sans difficulté, elle est plus malléable que les autres, seulement ton génotype est très différent du nôtre et nous n'avons pas le temps ni les moyens de te donner la moindre formation. Lodh et moi t'aiderons du mieux que nous pourrons…
— Toi ? releva Audh.
— Je viens avec vous.
Le mouvement involontaire qu'elle eut vers Fyrh expliquait clairement qu'elle était chargée de pallier à sa défection.
— Prends-la. (Siha désignait la petite « chatte ».) Plus vite vous vous ferez l'une à l'autre, moins tu courras de risques. Beaucoup de mystes savent que tu es vivante, et nos informateurs sont persuadés que Nadija Sin sait qui et où tu es.
Audh enregistra les informations mais garda le silence. Elle marcha jusqu'à la table et caressa Liet'. Le ksin leva vers elle un regard affectueux et reconnaissant. Avec Siha, elle n'avait certainement pas eu droit à la moindre marque de tendresse. Audh la prit dans ses bras, et le « chaton » se mit à ronronner. Les quatre illes manifestèrent un léger étonnement. Les quatre ! Encore que, si Fyrh avait tourné la tête, il n'était pas certain que la scène l'impressionnât le moins du monde.
— Nadija Sin ? relança Audh.
— Nous avons quelques amis à la Citadelle et un dans son entourage. (Path répondait, parce que Siha pinçait les lèvres.) Sin est un taciturne qui ne s'intéresse qu'à ses recherches. Or, depuis ton arrivée, il parle d'un personnage avec qui il aurait un rendez-vous, quelqu'un qu'il appelle « la Mort » et qu'il lie à son travail sur l'hyper-espace. Il aurait même évoqué ce fantôme avec Safez avant son départ pour Tann-Tori. Les racontars affirment aussi qu'il aurait défendu à Safez d'intervenir dans le meurtre de Diter…
— Qui l'a prévenu ?
— Tu ne m'as pas bien écoutée, Audh : Nadija a prédit la mort de Diter. (Path laissa Audham lever les yeux au ciel et enfonça son clou :) Nous pensons tous que la prescience est impossible, mais chaque fois que Nadija Sin fait une prédiction, nous envisageons de reconsidérer notre définition physique de l'univers. (Elle regarda Audh encaisser avec son scepticisme le plus dédaigneux et poursuivit :) À part nous, et probablement Safez, personne n'a fait le rapprochement entre cette… Mort… et la fin de Diter. Cependant, si l'on tient compte de toutes les rumeurs – et notamment celle d'une grande activité myste consacrée à la recherche, commandée par les evres, de l'Impérial survivant –, il nous faut opter pour une prudence croissante.
— Supputations…
— Tu n'as qu'à demander à ton ami Rib, abrégea Siha, de plus en plus méprisante. Bon, nous vous avons dégagé un catamaran, il vous attendra à Cap Delphaïne dans trois jours. Demain matin, vous prendrez la jonque de Nend-lorpal em Wist-Saraz, qui contourne le cap pour regagner sa juridiction. Il est prévenu.
— Tu as aussi des amis mystes ? railla Audh. (Le « chaton » s'endormait doucement, ses ronronnements étaient moins perceptibles et plus espacés.) Que devient Fyrh ?
La question avait surtout pour but de réveiller Lodh. Elle le trouvait un rien docile et hébété.
— Je m'en occupe, répondit Siha sèchement.
— Me voilà rassurée, ironisa Audh.
— Non, s'anima Lodh.
Mais sa négation manquait de conviction. Siha la retourna.
— Il n'y a pas d'autres solutions, Lodh. (Le timbre était plus doux, faussement compréhensif.) Cela ne te fera aucun bien d'assister à la mort de ton ami.
Lodh était fin prêt à se laisser embobiner. Audh remit un peu d'huile sur le feu :
— Tandis que toi, sa maîtresse, tu es toute prête à donner l'assistance qu'il faudra à l'imminence de son trépas. (Elle se rapprocha de la couche sur laquelle Fyrh agonisait.) Tu vois, Siha, je te trouve d'une générosité peu commune ce soir. À l'image d'Island, je suppose. (Il lui semblait qu'un œil de Fyrh tentait de griller quelques bâtonnets à suivre sa progression vers lui. Il ne devait plus guère accommoder.) D'abord, tu me donnes un… un ti-ksin, c'est cela ? Que tu dépeins plus vilain que tous les petits canards de mon enfance. Ensuite, tu te proposes de soulager Lodh de la dégénérescence de son ami. (Elle s'agenouilla maladroitement à côté de Fyrh, gênée par Liet' qu'elle tenait sur un bras et caressait de sa main libre, et se pencha pour chercher une lueur dans les yeux de l'ille.) Tout de même, je me demande ce qu'il en pense, lui.
Lodh bouillait, d'une rage que l'amertume d'Audham nourrissait, mais aussi d'une excitation que les fêlures dans sa voix dangereusement grave et rauque éveillaient. Elle allait exploser ! Aussi sûr que les nœuds qu'elle avait dans l'estomac et la brûlure qu'il sentait dans sa gorge étaient là, elle allait massacrer Siha. Il envoya une pensée à Min' : « Retiens Lor' et Sen', protège Audh. » Et Min' lui renvoya son accord désolé. Elle aussi savait où en était l'ille-d'ailleurs, elle comprenait qu'elle voulût faire respecter la mémoire de Tag', mais elle déplorait de devoir s'opposer à ses semblables. Ceux-ci lui transmettaient d'ailleurs la même navrance, et Lor' avertissait Siha du dilemme dans lequel sa hargne égoïste avait plongé les ksins.
— Je sais exactement pourquoi je ne t'aime pas, Siha, disait Audham, la voix tremblante de fureur, et j'ignore pourquoi je te hais. Cela date de notre premier contact et cela ne m'a pas lâchée, mais je me fie toujours à mon instinct : tu dois être encore plus pute que tu ne parais ! (Elle martelait les mots avec une presse de douze tonnes.) Je sens aussi bien que toi la confusion des ksins, je sens même ta peur à travers Lor' et Liet' ; elle m'inonde de la panique de tout le monde et de sa propre terreur. Elle… elle oppose à ma violence une sagesse que tous les ksins partagent et que tu es trop conne pour comprendre ! Elle…
C'était vertigineux de recevoir toutes les émotions brutes, naïves, de cette petite boule de poil, maintenant bien réveillée et qui ne ronronnait plus du tout. C'était magique à donner la nausée, écœurant à rendre un an de repas dans un même rejet de greffe. C'était cela : Liet' s'était greffée sur l'intimité d'Audh, de force, par un réflexe de survie, et elle luttait contre cette haine qu'elle confondait avec le mépris de Siha. Elle envoyait des images, quelques petites semaines de souvenirs et de détresse : sa mère ksin qui l'avait rejetée et lui avait refusé la tétée, comme tous les félins bannissent le « malade », le difforme, le non-viable ; les illes qui l'avaient examinée sur toutes les coutures ; le dégoût dédaigneux de Siha chaque fois qu'elle l'attrapait par la peau de la nuque ; la mise à l'écart des ksins adultes et les agressions des ti-ksins. Elle n'était qu'amour et elle envoyait tout en bloc pour amadouer de ses blessures les blessures d'Audham, et elle relayait la terreur absolue de solitude qui palpitait en Fyrh comme les derniers échos d'un encéphalogramme, sans comprendre que cette terreur alimentait la haine d'Audh.
Il y avait quelque chose dans les yeux de Fyrh ! Quelque chose que Liet' ne sentait pas, ne transmettait pas. Quelque chose qui n'existait peut-être que dans l'imagination d'Audham parce qu'elle s'était approchée de lui uniquement pour la trouver, pour justifier cette compassion qu'elle était incapable de tolérer.
— Je te remercie pour ton cadeau, Siha, articula-t-elle moins péniblement. Et Lodh te remercie aussi. Seulement je nous vois mal accepter quoi que ce soit de toi. Mais ce qui est donné est donné, non ?
Elle posa délicatement Liet' sur l'épaule de Fyrh, et le ti-ksin se nicha dans le cou de l’ille, pour se mettre à ronronner, imperceptiblement, tout contre son oreille.
— Vous seuls pouvez vous aider, murmura Audh.
Et ce qui ne pouvait pas être un simple miracle se produisit. Tous les ksins de Mytale relayèrent le « Merci » de Fyrh Afira Fahr, comme ils avaient relayé sa détresse avant que la mort de Tag' ne le coupât de leur univers. Liet' diffusait un brouillard d'émotions, et dans cette brume, quelque chose voulait reprendre goût à la vie.
— Merci, répéta Fyrh dans un souffle, pour Audham seule, achevant de brûler son peu d'énergie en versant une unique larme de gratitude, presque sèche, avant de s'endormir enfin d'un sommeil apaisant.
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— Tu… tu… (Siha bégayait de rage et de frustration) tu sacrifies ton unique chance de survie, Audham En-Tha ! Cette bestiole aberrante était unique, irremplaçable ! La lignée ksin est parfaite, nous n'avons relevé que deux accidents en mille ans… Deux, tu comprends ?
— Je comprends. (C'était un réflexe d'insolence, Audh n'avait plus la moindre envie de gifler Siha. Elle était fière d'elle-même comme elle ne l’avait jamais été, aussi absurde que cela pouvait être.) Je crois que tu devrais retourner en Island, Siha, ta mission est terminée.
Mais c'était au tour de Siha d'exprimer sa colère et elle le fit, au bord de l'hystérie, en gesticulant en tous sens et en crachant ses mots et deux litres de postillons dans toute la pièce.
— Tu soulages ta conscience par pur égoïsme ! hurla-t-elle. Tu immoles ta vie, notre avenir et la sécurité de ta Fédération à la gloire de ton confort moral ! Ta petite noblesse de nantie nous foutra tous en l’air, mais tu t'en moques parce que tu crois payer une dette supérieure à tous les intérêts !
Path s'assit entre les ksins et ferma les yeux. Elle pouvait supporter l'animosité perverse de Siha, parce que d'une certaine triste façon, celle-ci avait raison, quels que fussent ses écarts de langage et de comportement, et parce que l'alternative était l'explosion de Lodh, qu'elle sentait venir au travers de Min' et Sen'.
Tout de même, cet agent fédéral valait son pesant de passions, en bien ou en mal. Lodh l'aimait, mieux qu'il n'eût aimé une ille, cela se voyait comme le nombril au milieu de l'abdomen ; Tag' l’avait protégée jusqu'à la mort ; Fyrh s'était laissé mener à la baguette et ne lui en voulait même pas ; un myste la couvrait envers et contre tout ; un qwest la cachait ; les nones l'écoutaient et prenaient des risques énormes pour elle ; les evres n'aspiraient qu'à l'éliminer et leur plus génial instrument se refusait à leur en donner les moyens pour se la garder ; Island s'entre-déchirait à son propos, les uns voulant en user jusqu'à la corde que la Citadelle lui passerait autour du cou, à l'image de Siha, d'autres la soignant pour soigner leurs intérêts (Path se rangeait elle-même dans cette catégorie) et quelques-uns, tel Lodh, revendiquant son libre arbitre. Elle provoquait les warshs et se pavanait devenant les notables des hautes castes, elle soulevait une émeute et négociait le retour au calme, elle donnait toujours, sans compter et sans choisir, ce que ses idéaux simplistes exigeaient qu'elle offrît. Path Oupatou Patj adhérait à l'opinion de Lodh qui avait soulevé les polémiques illes : il fallait la préserver, parce qu'elle changeait tous ceux qu'elle touchait, de façon irréversible, et que Mytale crevait d'immobilisme. Comme d'autres, avisés, elle y mettait cette nuance qu'Island devait se garder d'elle, se protéger des retombées de ses frasques en ne s'impliquant que le strict minimum.
Quand elle raccrocha à la sombre réalité du dortoir, Siha vomissait les pires insanités et Audh la regardait d'un œil critique et amusé, assise à côté de la paillasse de Fyrh. Path vit Lodh marcher lentement vers la « furieuse », l'attraper aux épaules et la retourner pour que ses yeux ne pussent lui échapper.
— Écoute ton ksin, ille, cria-t-il plus fort qu'elle. Il n'aime pas plus Audham que toi, mais il respecte son geste. Qu'est-ce que tu cherches, Siha ? Qu'un ille en frappe un autre ? Qu'un ksin en blesse un autre ? (Il ne s'était pas calmé, mais tous pouvaient sentir les efforts qu'il s'imposait.) Elle a fait ce que tous nous devrions être capables de faire, aucun ille ne tolérera que tu la honnisses. Je ne vais pas te demander de partir, je vais te foutre dehors.
Il le fit, sans douceur et sans brusquerie, et Lor' la suivit, la tête basse et l'esprit bouleversé.
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Ryline se laissa tomber de la poutre sur laquelle elle se cachait depuis qu'elle était entrée par l'œil-de-bœuf sous le toit, posa la dardelle, armée, sur la table et sourit.
— Si tu continues, Lodh Ilodi Lodj, dit-elle, je vais finir par aimer un ille.
Audham et Path éclatèrent de rire à la stupéfaction de Lodh, mais il n'entendait pas se laisser bousculer l'affectif comme cela.
— Tu parles sans massacrer la syntaxe, maintenant ?
— Quoi être syntaxe ? (Ryline fronçait les sourcils de façon très sérieuse.) Moi parler sexe, Lodh-ille.